Le Darien (1989)


Km 12620, Panama-City
le 9 février 1989
Voilà presque deux semaines que je suis au Panama. Deux semaines pas vraiment merveilleuses. En quittant Belize, j’avais perdu le simple plaisir de rouler. Il est vrai qu’en entrant dans la jungle du Petén et en cassant d’emblée mon dérailleur, il y avait de quoi perdre le plaisir pour en chier jusqu’à Guatemala-City. Pour autant, mes sources de satisfaction étaient multiples mais le plaisir de sentir la route défiler sous les coups de pédales doucement en souplesse et en rythme, était balayé par la fatigue physique qui ne m’a pas lâché depuis le Guatemala jusqu’aux abords du Nicaragua où l’altitude redevient moins importante et le relief plus régulier. Seulement alors, j’ai retrouvé le plaisir de rouler. Ma fatigue à Panama est seulement due au fait que je n’ai pas cessé de rouler depuis San Jose, les occasions de m’arrêter ne s’étant guère présentées. J’ai donc avancé sans enthousiasme les Panaméens ne s’étant pas montrés d’une grande amabilité. Vraiment pas agréable, ce pays, jusqu’à présent ! Quel contraste avec tous ces sublimes premiers mois de voyage ! En plus, la vie y est très chère, plus chère que partout ailleurs, même en Amérique du Nord. Mon budget a pris une bonne claque. La vie est chère mais les gens semblent avoir de l’argent. Le niveau de vie est sensiblement le même qu’au Costa Rica. Vraiment rien à voir avec les autres pays centraméricains, si pauvres. Des pauvres au Panama, il y en a bien sûr (je ne connais hélas pas de pays où il n’y en ait pas). Ils sont généralement concentrés dans certains quartiers dont tout le monde a peur, dans la capitale ou dans les plus grandes villes. Cet après-midi, j’étais en train de déguster des petits pains tout chauds quand un homme est venu me dire de faire très attention. Puis une femme m’a fait un signe et sans dire un mot m’a glissé un mot écrit en anglais me mettant en garde une fois de plus. Les mises en garde sont constantes. Tout le monde a une trouille incroyable. Peur des voleurs. Peur du gouvernement. Peur de tout, dans ce pays un peu plus qu’ailleurs.
En ayant bravé quelques-unes de mes peurs, j’appréhende la peur différemment. C’est dingue ce que l’inconnu fait peur ! Et c’est dingue aussi de voir à quel point aller au-devant de ce qui nous fait peur diminue la peur. Je me souviens qu’au début du voyage, mon grand ami Roger me disait : « Aweille mon tchum, va pas aux Etats. C’est un pays de flyés. T’es même pas sûr d’en sortir vivant. C’t une gang de fous. Reste donc cheu nous autres. Le Québec c’est le fun ». C’est vrai que le Québec c’est le fun. Je suis à tout jamais en amour avec le Québec et les Québécois. Mais j’ai adoré traverser les Etats-Unis et je m’y suis trouvé à peu près autant en sécurité qu’au Canada. Pourtant, parmi les Américains fort sympathiques que j’ai rencontrés certains m’ont dit « You shouldn’t go to Mexico. It’s a very dangerous country. You can have lots of fun in the US. Watch out, Herve!”
J’ai beaucoup aimé le Mexique et m’y suis senti très bien et en sécurité. Je ne nie pas qu’il y ait du danger dans le monde. Mais je pense que l’ignorance exacerbe la peur des autres. Et j’ajoute que cette peur nous rend plus vulnérable, en partie parce qu’elle se voit et qu’elle attire les malveillants. Savez-vous ce que m’ont dit les Mexicains à propos du Guatemala ? Savez-vous ce que m’ont dit les Honduriens du Nicaragua ?… Toujours pareil, la peur du voisin méconnu. Et moi, là-dedans ? J’ai fait fi de ces a priori et je n’ai jamais subi la moindre agression. Je suis pourtant seul et sans arme depuis 12000 bornes. Chanceux ? Peut-être, oui. Quatre années de chance, alors ? Quatre années à courir le monde en solo et pas une agression ? P’t-être ben que j’ai le cul bordé de nouilles… Possible, mais je doute que ça explique tout.
En tout cas, la peur au Panama, ça suinte de partout. Peur de tout. Le Panama moderne, c’est avant tout l’histoire de son canal. Véritable plaque tournante du commerce mondial, cette région de l’isthme brasse des milliards de dollars. La capitale compte des centaines de banques. Pourtant le système bancaire est gelé. Le Général Noriega fait à peu près ce qu’il veut du pays sous l’œil plus ou moins complaisant des USA. Il prend le fric là où il est sans le moindre scrupule. Depuis peu, les Américains serrent la vis et cessent de fournir le pays en dollars. Les devises deviennent plus difficiles à obtenir. Le gouvernement délivre des bons très difficiles à refourguer, des espèces de chèques bâtards que certains magasins acceptent en prenant des commissions jusqu’à 20% ou bien en obligeant le client à dépenser au moins 50% du montant du chèque en rendant parfois la monnaie en dollars sur la seconde moitié. Quand les gens peuvent obtenir des dollars, ils ne les mettent pas à la banque car le gouvernement pioche dans les banques qui au bout du compte, ne rendent qu’en partie les sommes qu’on y dépose. Les chèques de voyage, les cartes de crédit, on n’y fait pas trop confiance. La Chase Bank m’a quand même refilé 100 $ avec la carte VISA. C’est apparemment, la seule banque qui le fait. Comme les gens ne mettent guère leur argent à la banque, ça explique bien en partie ce qui les rend craintifs ou paranos.
En arrivant à Panama-City, je suis allé à l’hotel Roma où un Monsieur m’avait dit d’aller planter ma tente quelque temps. Ça devait faire plaisir à ce mytho de se prendre quelques instants pour le propriétaire d’un hotel de luxe. Mais à l’hotel pas de trace de Patrick Smyth. Alors pour la première fois de ce long voyage, j’ai cherché un endroit où loger dans une capitale. Pas facile dans cette cité tétanisée par la peur. J’ai commencé par chercher dans des quartiers qu’on dit sains, « sûrs ». Or, la majorité des « braves » gens avaient quitté la ville pendant les quatre jours du carnaval « d’été ». J’ai finalement fini par planter ma tente dans le garage d’un ancien diplomate qui par « conscience chrétienne » ne voulait pas me laisser coucher dehors. Mais je voyais bien que ça le faisait vraiment chier. Quand on rencontrait quelqu’un qu’il connaît, il disait fièrement qu’il hébergeait ce pauvre petit sans-abri. Après avoir essayé de me refourguer à différents endroits, il m’a offert l’hospitalité mais je sentais bien que c’était à contre-cœur. Je m’apprêtais donc à partir le lendemain pour trouver un autre endroit, voulant rester quelques jours en ville. Mais le monsieur insista pour m’emmener à l’ambassade de France bien qu’elle soit fermée. Là, le concierge nous a mis en contact avec un garde. Ce dernier a appelé le consul qui lui a dit de me donner 10$ et m’indiquer des adresses de maisons familiales pas chères. J’ai été agréablement surpris par la démarche. J’ai signé un reçu et on m’a dit de revenir à la réouverture de l’ambassade trois jours plus tard. J’y suis allé ce matin et le consul m’a mis en garde contre les dangers du Darien dont on me dit souvent qu’il est infranchissable. Puis il m’a donné dix autres dollars et j’ai signé un autre reçu, à peine moins surpris que la veille. Il m’a dit qu’il ferait suivre mon courrier éventuel à Bogota. Bien gentil, ce consul !
Toujours à Panama-City, ça fait quatre jours que je suis chez Sandy et Carlos, un couple anglo-chilien qui va avoir un bébé d’ici une à deux semaines, comme Coco et Ali. J’ai mis ma tente derrière leur maison qui n’a ni grille ni porte à triple serrure, ni chien méchant. Je suis allé passer la soirée du mardi-gras en ville. Habituellement, je n’apprécie guère les fêtes populaires. C’est souvent une occasion de beuveries et d’excès en tous genres. Mais c’est aussi une occasion pour les gens d’exprimer de la joie, de se retrouver ensemble et de partager dans un semblant d’union même si elle est éphémère et assez superficielle. Et puis les fêtes populaires, c’est aussi une soupape politique qui permet de faire tomber la pression et de conduire les peuples à endurer davantage, à pousser plus loin le seuil de tolérance des gens face à un état de crise, voire une misère profonde. Jusqu’à quand ça désamorcera la bombe humaine ? On balaie les confettis et on est reparti pour un tour. On a bien huilé le mécanisme ; à l’oreille, ça grince moins. Si ça ne suffit pas, on élimine les petits grains qui frottent et le moteur tourne, le système « fonctionne »… Reste que j’ai passé une soirée très agréable noyé dans la foule de l’avenida central, à discuter avec les gens. La musique était bonne avec des influences afro et les rythmes latinos. Beaucoup de percus et des gens qui chantent et qui dansent. Les rues étaient gorgées de monde avec une grande majorité de blacks. C’est comme si tous les blancs et les métisses avaient quitté la ville. Les femmes dans ce pays sont particulièrement aguicheuses. C’est assez surprenant et rarement désagréable.

Mon passeport est au consulat colombien. J’espère le récupérer demain matin avec un beau visa dessus. Normalement, je devrais fournir un billet d’avion ou de bateau puisqu’il est interdit de traverser le Darien et qu’il n’y a pas de poste frontière terrestre. J’ai donné 10$ et on m’a refusé le reçu ; ça sent la corruption à plein nez. Si tout va comme je le souhaite, je pars demain pour…
… je ne pense qu’à lui depuis des semaines. Difficile de savoir vraiment de quoi il a l’air. Les gens en parlent mais personne ne le connaît vraiment…

Le Darien

Km 12932, Yavisa, Darien (Panama).
Lundi 13 février
J’ai quitté la capitale vendredi gonflé à bloc, impatient. J’ai acheté une carte d’état-major très difficile à trouver sur laquelle on a quelques infos sur le Darien. J’ai acheté une machette, une lime (pour affûter et que j’ai déjà perdu). Je me suis chargé en bouffe (pas assez, malheureusement !). Sandy qui travaille à l’ambassade des US, m’a dit que l’armée américaine possède le meilleur produit anti-moustique qu’on puisse trouver. Alors, je suis allé à la base militaire, ai frappé aux portes. On m’a gentiment ouvert et donné 4 bouteilles de cette potion magique fabriquée en fait au Canada et ressemblant étrangement au célèbre Muskol canadien. J’ai aussi acheté 10 mètres de corde. Plus les 10 autres trouvés sur la route, ça devrait aller. J’ai beaucoup hésité à acheter un pneu. Avant d’arriver à la capitale, j’avais crevé deux fois à l’arrière, c’est-à-dire le vieux pneu montréalais, ce qui était plutôt rare. Au fur et à mesure en Amérique centrale, je voyais qu’il vieillissait quand même malgré sa surprenante résistance. J’ai pensé que ces deux récentes crevaisons étaient un signe pour le changer. Alors juste avant de partir, après être allé chercher mon passeport au consulat colombien, j’ai acheté un 26x1.75 de très mauvaise qualité. Mais c’était le seul qu’ils avaient les autres étant trop larges. J’avais déjà essayé du 2 pouces au Honduras et ça touchait à l’arrière. Alors je l’avais mis à l’avant et là ça va. Trois jours plus tard, j’étais plutôt content de mon achat puisque cet après-midi mon vieux Panaracer a éclaté après 13000 km de longs et boyaux sévices. J’étais un pneu moins content 20 bornes plus loin quand ce pneu neuf a éclaté lui aussi. Heureusement, je n’étais plus très loin de Yavisa, le terminus de la Panaméricaine Nord. Alors je suis arrivé à pied en poussant la tortue juste à la nuit tombante.
Dès mon arrivée, l’armée m’a mis le grappin dessus. Je n’avais qu’une hâte, c’était de voir si ce serait possible de trouver un pneu à Yavisa. Mais la priorité des militaires prévaut toutes autres formes de priorité alors ils m’ont gardé longtemps jusqu’à l’arrivée de l’inspecteur de la migracion. Puis questions, puis fouille complète de tout ce que je transporte, puis remplissage d’un formulaire, puis prise d’empreintes digitales. Et à la clef, l’inspecteur me demande 2 dollars que je ne lui ai pas donnés. Mes amis voyageurs sont souvent sidérés que je n’aie jamais cédé le moindre bakchich au cours de tous mes voyages, quel que soit le continent traversé. Certains même ne me croient pas. C’est pourtant véridique. Pour moi fermeté et politesse, ça a toujours marché. Mais faut pas être pressé, c’est vrai.
Il y avait déjà quelques heures que je m’étais fait à l’idée de retourner à Panama pour acheter un pneu mais bien que tout le monde me disait que c’est introuvable ici (au bout du monde), je me suis mis à la recherche de l’impossible. Au bout de cinq minutes, j’ai rencontré un Monsieur qui m’a donné son pneu énorme (plus de 2 pouces de large, environ 5 cm). Après avoir bidouillé quelques boulons et inversé une fois de plus les pneus avant et arrière, j’ai réussi à arranger mon affaire et je suis prêt pour m’enfoncer dans la jungle demain matin. La piste de Chepo à Yavisa m’a pris trois jours. Elle est de pierres mais à mon goût dans un excellent état (malgré les éclats de 2 pneus). Rien de comparable avec les tape-culs du Guatemala et du Honduras. Les vrais difficultés devraient commencer demain.

Km 12940, Pinogana.
Mardi 14 février
En me levant ce matin, j’étais à plat. Encore que… Je m’identifie parfois avec mon véhicule. Qui est papillon-tortue ? Le vélo ou moi ? En l’occurrence, ce matin c’était le vélo qui était à plat. J’ai remis une rustine et puis le vieux pneu obèse de Rodolfo a éclaté en faisant éclater par solidarité la nouvelle chambre à air que je venais de mettre. Mais mon bienfaiteur m’a donné son deuxième pneu en meilleur état. Et sa tortue était sur le dos, toute décarapacée. Il m’a aussi donné sa chambre à air et n’a rien voulu accepter d’autre que mes remerciements sans borne. Il m’a accompagné dans le village pour acheter un peu de bouffe avant de partir. Je n’ai jamais bien compris ce que ce VTT faisait dans un tel endroit. Peut-être m’attendait-il… En m’accompagnant à la rivière, mon éphémère copain roulait à mes côtés sur un vélo 10 vitesses aux pneus très fins. Dois-je préciser qu’il n’y a pas ici un seul centimètre carré de goudron ? Bon, c’est fait. Et bien, il a crevé sous mes yeux en roulant sur une vulgaire punaise égarée. J’étais bien content de pourvoir réparer sa crevaison. Totalement surréaliste, cette histoire de pneus et cette nuit à Yavisa !
J’ai donc quitté mon pote Rodolfo en embarquant sur la pirogue qui m’a permis de traverser la rivière. Puis j’ai rapidement compris quel genre de calvaire j’allais endurer à vouloir marier jungle et bicyclette. L’Alta Verapaz c’était de la rigolade à côté de la petite dizaine de bornes qui m’a conduit jusqu’ici (en 4 heures). Le chemin est très étroit et jonché de troncs d’arbre difficiles à « enjamber » avec mon monstre de 50 kilos. Au début du chemin, il y a un passage au-dessus d’un cours d’eau qu’on doit franchir sur trois rails d’à peine plus de 5 cm de large. Un rail pour le vélo et un pour chacun de mes pieds. Plus loin, il y a un passage de rivière qu’on traverse sur un tronc d’arbre d’une dizaine de mètres de long, avec trois mètres plus bas le rio presque à sec. Il y a quelques passages où je dois ôter tous les bagages et faire plusieurs traversées (5 ou 7 selon la difficulté). De loin, l’épreuve la plus dure physiquement. Je pensais naïvement que le Darien était plat. C’est loin d’être le cas. En arrivant à Pinogana, j’ai traversé la rivière en pirogue. Et j’ai commencé à discuter avec les villageois pour savoir si quelqu’un pourrait m’indiquer à l’aide d’un croquis comment aller jusqu’à Boca de Cupe. Je pensais suivre les rivières marquées sur la carte mais les nombreux petits chemins qui traversent la forêt ne suivent pas ces cours d’eau. Et la jungle est impénétrable là où il n’y a pas de sentiers. Du moins, je pense que je pourrais le faire avec la machette, la carte et la boussole. Mais à vélo, ça me paraît impossible. Et puis il y a pas mal de petits sentiers qui se coupent et se recoupent. Un vrai labyrinthe d’après ce qu’on en dit ici. Pour une fois, je vais suivre les conseils de ces gens qui eux, doivent savoir de quoi ils parlent puisqu’ils vivent ici depuis toujours. En bateau, le trip coûte 80$, peut-être 50 en marchandant. A force de palabrer et de sympathiser, Gomez m’a proposé de m’emmener dans le labyrinthe pour 15$, ce que je considère comme un cadeau, une grande faveur. On part à 5 heures du mat’. Ça baigne. Etant arrivé tôt à Pinogana, j’ai bien profité de mon après-midi à nager dans la rivière, à jouer avec les enfants et les chevaux dans l’eau. Je me suis vraiment reposé. J’ai réparé une nouvelle fois mes chaussures et mes sacoches. Tant que je recolle les morceaux, je veux bien m’effriter encore un peu.

Pucuro, le 16 février
« Jamais, plus jamais ! », telles furent les paroles de Gomez. J’ai du mal à comprendre comment il a pu imaginer que ce serait facile. Il prévoyait d’arriver pour midi (comme si on avait été à pied avec pour seul bagage une machette à la main).Mais c’était sans compter sur ma tortue géante.
Au petit matin, pendant un quart d’heure nous avons pris une pirogue que son fils a ramenée au village. Quant à nous, on était parti pour la plus grande aventure que j’aie jamais vécue. Il marchait vite et je le suivais en poussant le vélo chargé. J’en ai mis un bon coup dès le départ ; je voulais qu’il s’aperçoive le plus tard possible du poids considérable que nous représentons dans ce milieu inadapté à un cyclo et sa monture. Quand il a commencé à se rendre compte de la difficulté, on était déjà loin et il avait commencé à me délester de quelque bagage. Il m’a proposé plusieurs fois de rebrousser chemin mais c’était hors de question, bien sûr. Il essayait souvent d’obtenir quelque argent de moi mais à force de lui expliquer que j’en avais si peu, il a fini par ne m’en parler que plus rarement. Il me demandait par exemple combien je lui donnerais s’il portait la guitare jusqu’à Boca de Cupe. Il a vite compris pourtant que notre intérêt commun était qu’il me soulage un peu de ma charge et il a pris les deux sacoches de devant, les plus légères mais aussi les plus encombrantes pour avancer dans cette épaisse forêt aux sentiers étroits, voire inexistants. La progression était de plus en plus lente et je commençais à souffrir vraiment. Une souffrance physique qui ne faisait pourtant que commencer. Les centaines de troncs d’arbre en travers des sentiers se suivent sans relâche, des petits, des gros, des très gros jusqu’à un mètre de diamètre et plus. En s’arrêtant près de sa plantation, il a pris un gros panier et a chargé les deux sacoches dedans, portant le tout sur son dos et la guitare sur une épaule. Mais malgré son aide fort appréciable, il trouvait que je n’allais pas assez vite. Il s’énervait, il criait, maudissait ce voyage. Peu à peu, je lui expliquais les raisons et l’esprit de mon voyage et il devenait un peu plus calme et tolérant. Et puis il voyait bien que je faisais tout ce que je pouvais malgré mon épuisement croissant. Quand une sacoche arrière a craqué, il l’a prise avec lui et j’ai repris une des sacoches avant, plus légère. Je l’ai mise à l’arrière bien que je les ai fabriquées différemment et qu’elle ne s’adaptait pas parfaitement. Et Gomez a chargé cette lourde sacoche déchirée sur son dos. La corde que je lui avais passée pour s’en servir de lanière, lui déchirait les épaules. Je le voyais bien souffrir et il s’en plaignait parfois. Quant à moi, il valait mieux que je souffre en silence, ce que je fis. C’est triste à dire mais sa souffrance physique m’arrangeait un peu parce qu’il devait s’arrêter de temps en temps pour soulager ses épaules. Alors il m’attendait. Mais le plus souvent, je le perdais de vue pendant longtemps, me repérais en criant son nom et le suivait au son de sa voix, quand il daignait répondre. La plupart du temps il était devant et quand le sentier bifurquait, je ne savais lequel prendre. Une fois, j’ai pris le mauvais et ai dû couper dans la forêt vierge pour rejoindre à la voix, celui sur lequel il marchait. Parfois, je criais et n’obtenais aucune réponse. Quelle sensation étrange ! Parfois lui-même se perdait mais il s’en apercevait rapidement alors on faisait demi-tour sans trop gâcher d’énergie. Ne sachant pas trop où aller, je l’ai vu faire un signe de croix avant de choisir un chemin. Loin de m’inquiéter, ce geste me donnait courage et foi. Pour seul autre encouragement, Gomez ne faisait que me répéter que je n’arriverais jamais en Colombie. A tous ses reproches, je répondais rarement. J’étais sincèrement désolé de la galère que je lui faisais partager et je le lui disais parfois. Quand j’ai fini mes 7 litres d’eau, il n’a pas voulu que je remplisse mon jerrican. Il disait que c’est un poids inutile, juste bon pour mon plaisir et trouvait que je buvais trop. Lui, s’est contenté de partager une noix de coco et de mâchouiller une canne à sucre, refusant mon eau et attendant que je lui paie une bière. A un moment, je l’ai vu revenir en courant les mains vides. Il voulait juste échapper à une nuée d’insectes qu’il dit mortels. Avec le boucan qu’on faisait dans la forêt, on n’a pas vu la moindre bête sauvage, ce dont je ne me plains pas, bien qu’apercevoir un ou deux tigres ne serait pas pour me déplaire s’ils ont cassé la croûte avant les présentations. Nous, on s’arrêtait très rarement pour bouffer. C’est pas le ventre de Gomez qui m’a ruiné, un vrai chameau ! Et le chemin continuait, n’en finissait pas. Et on en chiait de plus en plus. Lui de ses épaules, moi de tout le reste. Chaque côte me paraissait une montagne. Des côtes à 50, 70% et bien plus quand on passait les cours d’eau à sec. Ce qui est une rivière profonde durant la saison des pluies, devient deux belles falaises en saison sèche. Parfois, un arbre surplombe l’obstacle et on économise un peu de fatigue en jouant à l’équilibriste. Quand Gomez me laissait seul dans la merde, je le trouvais salaud mais je ne lui en voulais pas vraiment. Ça faisait des heures que j’avais une crampe qui me tirait dans le mollet droit quand Gomez a dit « Voilà, Boca de Cupe ! »
C’est à ce moment que je me suis aperçu que j’avais perdu la sacoche mal fixée. Ça ne pouvait pas être bien loin car j’avais fait tomber les bagages à l’arrière une fois de plus quelques minutes auparavant. Alors, j’ai rebroussé chemin jusqu’à assez loin mais je n’ai rien trouvé. Amèrement, j’ai fait demi-tour puis mentalement l’inventaire et le deuil de cette sacoche et son contenu. C’était la sacoche la moins importante. Seule la pharmacie pouvait me faire un grave défaut. Puis en retournant jusqu’à Gomez qui m’avait attendu, je lui ai dit que j’avais perdu le sac et lui est allé plus loin et l’a retrouvé. Puis on est reparti et je ne voyais toujours pas de Boca, sentier après sentier. Pourquoi avait-il annoncé le village prématurément ? S’était-il trompé ou bien voulait-il me donner courage comme un père invente de pieux mensonges pour continuer d’avancer ? Je ne l’ai jamais su.
Et ma jambe me faisait de plus en plus mal, cette jambe droite dont le genou butait violemment contre la pédale gauche, me faisant hurler de temps en temps entre les innombrables chutes. Mes jambes et mes bras étaient griffés par la végétation, les épines. Le vélo lui-même me tombait dessus souvent quand ce n’était pas moi qui lui tombais dessus. Je ne sais pas ce qui fait le plus mal des deux. Après m’être déchiqueté les mains en hissant le vélo, j’ai mis un gant à ma main droite, un bon gant de cuir que m’a donné Roberto à Guate. Le tout baignait dans un cocktail de sueur, de poussière, de boue et de sang. C’est la monnaie locale des vagabonds. 80$ pour faire le trajet en pirogue à moteur, non merci ! Je n’ai pas le moindre regret. En arrivant à Boca de Cupe, non seulement j’avais vécu l’aventure la plus exaltante de mes 25 premières années déjà bien remplies, mais j’avais tissé dans la douleur des liens merveilleux d’une amitié peu commune. Gomez raconta à ses amis la galère avec une certaine fierté et peu à peu il retrouva le sourire. J’ai soigné ses épaules. J’ai plongé dans la rivière, me suis affalé dans l’herbe mais l’armée m’a mis le grappin dessus alors je suis allé régler mes affaires officielles avant de monter ma tente. Puis on est allé boire un dernier pot avec Gomez bras dessus, bras dessous et il est reparti à pied à Pinogana. Quelle santé ! Est-il arrivé avant la nuit ? J’en doute.
Un gars m’a proposé de m’emmener à Pucuro pour 90$. Puis, j’ai fini par trouver trois adolescents qui m’emmenaient pour 20$. Départ, le lendemain 6 heures du mat’.
J’avais le goût de me reposer un jour ou deux à Boca mais je ne pouvais pas refuser ça, d’autant que le voyage en pirogue, s’il n’est pas vraiment reposant, n’est pas vraiment fatiguant non plus. Et le fait est que je me suis bien reposé aujourd’hui à regarder les petits jeunes pousser la pirogue, malgré les quelques temps de marche quand l’eau n’était pas assez profonde pour assurer la flottaison.
Hier soir, en me voyant boiter, une infirmière m’a donné des médicaments à prendre toutes les six heures. Puis ma priorité avant de me coucher était de réparer la sacoche décousue. Je n’ai pas eu le courage de réparer le reste ; ça pressait pas.
C’est cet après-midi à Pucuro, que j’ai fait tranquillement la révision des 13000. Garde-boue cassé, porte-bagage tordu, roues qui frottent, sacoches abîmées, sacs (pour protéger la tente et le duvet) déchirés, compteur HS (une fois de plus), linge déchiré, chaussures trouées, tendeurs détendus (rendus inutilisables).
En me levant ce matin ma jambe allait déjà mieux. Je boitais encore mais ça allait bien mieux. Avec les ados, on a chargé les pirogues et après avoir obtenu mon tampon de sortie de l’immigration, on a mis les bouts, les gaillards poussant sur leurs longs bâtons, remontant à contre-courant la rivière Tuira. Ça, c’est du boulot ! Ces jeunes garçons ont des bras en acier. En admirant passif leur travail éreintant, je contemplais enfin la jungle, me reposant dans cette embarcation peu confortable mais incroyablement stable. La pirogue est creusée dans un tronc d’arbre et file à une allure impressionnante quand elle n’est pas chargée. On s’est arrêté quelques fois dans des hameaux. Un groupe de femmes les pieds dans l’eau, amassaient quelques poussière d’or (environ un gramme par jour). Elles m’ont appris comment faire, ce n’est pas bien compliqué. Plus tard dans l’après-midi, les jeunes se sont précipités hors des pirogues pour courir après un iguane. Bredouilles !
Après six heures de pirogue et une demi-heure de marche, on a atteint Pucuro et on m’a demandé de combien de guides j’avais besoin pour aller à Paya. J’ai dit que je n’en avais pas besoin. Le SAHB (South American HandBook) dit que ce n’est pas vraiment nécessaire. En revanche, des gens du village sont venus me dire qu’un guide est indispensable, que je vais me perdre, qu’un gars est revenu à moitié mort. Ça m’a fait un peu peur ; je suppose que c’était le but. Puis dans leur élan intimidant et commercial, ils ont ajouté une information cruciale. Normalement, à cette époque de l’année, le sentier pour Paya n’est pas tracé. Mais par bonheur, la semaine dernière un motard sponsorisé par Kawasaki a fait tracer le sentier à l’aide de 7 guides du village. Ils ont mis trois jours pour faire passer la 1300 Kawa. Loin de m’inquiéter, cette info me donna l’audace de partir seul et de suivre la trace. En discutant avec d’autres personnes, plus le temps passait et plus je pensais la chose réalisable en solo. Quand j’ai vu mon vélo tout réparé, j’avais une énorme envie de partir demain mais je pense que ça ne serait pas raisonnable. Avec une journée de repos supplémentaire, je pense que ma jambe sera ok. Il faut quand même faire vite si je dois encore payer quelques passages car il ne me reste plus beaucoup d’argent ni de bouffe.

Pucuro, le 17 février
Après une bonne nuit de sommeil et une bonne flemme matinale, je me suis levé frais, neuf, en pleine forme. Ma jambe va bien. Les Indiens ont continué de me parler du chemin qui va à Paya. Les avis sont partagés. Je soupçonne certains de m’effrayer pour gagner quelques dollars. Au danger de se perdre, ils ajoutent les tigres, les bandits, les narcotrafiquants. Charmant ! Mais aujourd’hui, ce n’est pas mon sujet de préoccupation. Je me suis reposé, j’ai lavé du linge qui une fois « propre » serait jeté illico dans la poubelle de n’importe quelle maison d’un pays dit civilisé. Puis j’ai réparé mes souliers, des sacoches et des vêtements. Le seul qui soit resté intact est une polaire canadienne que j’ai donnée à Gomez avant qu’il ne reparte chez lui. Les Indiens Cunas n’ont pas très bonne réputation. C’est vrai que l’accueil ne fut pas très chaleureux. Les rares contacts que les Cunas ont avec les étrangers sont des relations avec des aventuriers aux poches pleines de dollars. Pas étonnant donc que le mode de relation soit si intimement lié à l’argent. C’est moins dramatique que dans un village africain traversé par le Paris-Dakar mais c’est pas très sain quand même.
Comme les gens ne venaient pas trop spontanément à moi, contrairement à ce qui se passe partout ailleurs, je suis allé au devant des villageois de Pucuro. En circulant dans le village, j’ai vu une femme qui cousait une pièce d’un artisanat très original. On m’a bien sûr parlé d’achat mais j’ai dit que je n’avais pas de ronds à dépenser. Mais leur artisanat me plaisait beaucoup alors je leur ai dit que j’avais peut-être quelque chose qui leur plairait. Je suis allé chercher dans ma tente du fil à broder. J’ai pris tout ce que je n’avais pas utilisé pour payer mon voyage en Afrique puisque c’est en fabriquant des bracelets brésiliens et en les vendant dans le métro parisien que j’avais amassé ce petit pécule. Mes fils de couleur leur plaisaient bien, effectivement. Mais ils voulaient savoir ce que j’en fais. En fait, je ne l’utilise plus que pour broder. Je leur ai montré ma housse de guitare sur laquelle sont brodés une carte des Amériques, mon trajet depuis Montréal, une tortue et un papillon. J’étais tout excité à l’idée de faire du troc avec les Cunas. Marchander peut être un acte social assez plaisant et sympa. Pas la moindre transaction monétaire. Le contact me paraissait très sain. Puis en fouillant parmi les bobines de fils multicolores, ils ont trouvé quelques morceaux de bracelets brésiliens que je n’avais pas vendus car ce ne sont que des essais pour inventer de nouveaux motifs. Alors on a commencé à bargainer dans la perspective de s’échanger des choses. Moi, je n’avais pas l’intention de me charger ; on comprend pourquoi. Puis ils m’ont demandé de leur apprendre à faire des bracelets et bientôt ce fut l’attroupement. Tout le monde voulait du fil pour confectionner des bracelets. J’ai passé une bonne partie de la journée à leur enseigner ça. Quand j’arrivais à m’échapper, on venait me chercher. J’aurais pu faire des affaires en or mais je n’étais pas là pour ça, ni pour m’encombrer d’objets pesants ou volumineux. Alors, j’ai échangé tout ce que j’avais contre une vieille « mola », une chemise de femme Cuna bien usée qui à leurs yeux n’avait que peu de valeur, et aux miens un charme fou, bien plus que celles toutes neuves qu’on vent à prix d’or aux touristes. Le troc c’est super : on échange des choses banales de chez soi contre des merveilles d’ailleurs et tout le monde a l’impression de faire une bonne affaire. Je ne sais pas ce que penseraient les ethnologues de voir travailler les Indiens Cunas avec du fil DMC made in France, moi j’y vois surtout un bel échange culturel.
Comme d’habitude, on me demande de chanter et jouer de la guitare. Depuis ces quelques mois passés en Amérique latine, je commence à avoir quelques chansons en espagnol à mon répertoire. Puis quand vient la Bamba, on peut chanter et danser et ça, ça me comble de joie.
Quand je me suis fait à manger (un infâme ragoût de riz, mortadelle, galettes et ketch up), ce fut encore l’attroupement. Ça ne me gêne plus tellement que tout le monde me mate comme une bête curieuse. Je comprends leur curiosité même s’ils ne se soucient pas assez de mon intimité. Quand je fais à manger, je fais goûter chacun. Et quand ils ne sont pas trop nombreux, je partage. Encore que depuis quelques jours, je ne sois pas très généreux car sérieusement rationné.
Le chef du village attendait quelques faveurs de ma part et on essayait de me faire comprendre tout le respect que je lui dois. Pas facile de leur expliquer que je le respecte mais pas plus qu’un autre individu d’un statut social moins élevé. Ce chef, fort de son pouvoir, cherchait souvent à attirer mon attention et jouait avec une paire de menottes en plastique dont il semblait très fier.
C’est amusant, dans le Darien, quand je demande l’heure à quelqu’un, au lieu d’effectuer une petite rotation du poignet, on lève la tête. L’approximation varie dans une fourchette d’une heure ou deux ce qui n’a d’ailleurs que peu d’importance ici. Moi, je ne suis pas très fort pour me lever aux aurores alors j’ai besoin de faire sonner ma montre. Mais depuis quelque temps, elle déconne complètement et se met à sonner à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit et je n’arrive pas toujours à la faire taire. C’est important que je parte très tôt car il est très difficile d’estimer le temps que ça me prendra pour me rendre où je veux aller. D’autant plus que certains prétendent que je n’y arriverai jamais.
Ici comme dans le reste du pays, on s’enquiert de savoir quel est mon état civil. Mon célibat a aux yeux des femmes un intérêt particulier. On me propose une femme comme une bonne affaire et le respect pour elles est lamentablement faible. Et puis le charme d’un gringo est souvent lié à l’idée qu’on se fait du contenu de son portefeuille.


19 février 1989
Jamais, plus jamais ! Cette fois, ce ne sont pas les paroles de Gomez ou de qui que ce soit d’autre que moi-même. Je suis mort, mort mort. Hier, le chemin de Pucuro à Paya fut un enfer. Le motard et ses guides ont pourtant fait du bon boulot. Mais cette putain de jungle me tue. J’en ai vraiment marre. Faut que je sorte de cet enfer au plus tôt. 12 heures de souffrance incroyable pour arriver à Paya. Puis en arrivant, les militaires m’ont laissé monter ma tente et me laver dans la rivière. Puis, ça a été la fouille à laquelle je ne peux m’habituer. J’étais crevé, mort ; je ne voulais que me reposer, dormir. Mais fallait sortit tout mon stock, satisfaire leur curiosité, leurs caprices et tout ranger avant d’aller me coucher. J’ai quasiment plus rien à bouffer. Je tire sur les réserves depuis six jours. Seulement à Yavisa, j’ai pu acheter quelques babioles et ça fait six jours. 6 jours à tirer sur mon énergie comme sur un élastique. Le vélo souffre énormément aussi. Il ne faut pas compter moins de 3 heures de réparation par jour. Tout part en morceaux. Je perds des trucs. Parfois, je retourne en arrière pour aller les chercher. Parfois, je les retrouve, parfois pas. Je me suis bien reposé la nuit dernière et je ne suis parti ce matin qu’à 10 heures du mat’ puisque de toutes façons, faut compter deux jours pour arriver à Cristalès (Colombie). Alors, j’ai fait ce que j’ai pu aujourd’hui. Deux Péruviens m’ont donné un sérieux coup de main pendant une heure ou deux, ce qui m’a considérablement aidé. Puis ils sont partis en avant, à pied. Je n’ai plus d’eau et je transpire comme un malade. Maman, je veux rentrer à la maison ! Quelle galère ! Si tout va bien, je serai donc à Cristalès demain soir et c’est le début de la fin puisqu’il n’y a plus d’autres chemins que d’aller en pirogue à Bijao puis Travesia et enfin Turbo. Courage mon vieux, courage ! C’est presque fini. Je suis souvent tenté de dire « j’en peux plus » mais je me refuse à prononcer ces mots suicidaires. J’aime la vie, je déteste la jungle et je ne veux pas y rester alors je n’ai pas d’autre choix que d’avancer. Même à moitié mort, j’avance. En fait, je dis que je suis mort mais pour faire ce que je fais en ce moment, on ne peut pas être plus vivant que je le suis. Je n’en reviens pas de voir à quel point on peut repousser ce qu’on croit être des limites ? Quand on veut vivre et qu’on croit en ce qu’on fait, on peut faire n’importe quoi. Malgré la fatigue extrême, j’ai gardé assez de lucidité pour rester éveillé et voir à quel point mon corps obéit à mon esprit. Cette conscience me remplit et me donne courage. Je viens de voir une grosse araignée dans ma tente et je l’ai loupée. Charmant ! Tant pis ! Bonne nuit !

Je n’étais pas sûr de vouloir ni sûr de pouvoir écrire ces lignes. Les voici tout de même..
Déjà depuis Paya et probablement même avant, je commençais à douter de l’utilité de traverser le Darien. Pourquoi tant de souffrance ? Y a-t-il un motif valable pour souffrir autant ? Oui sûrement mais moi, je ne roule pas pour le bon motif. Je roule pour moi et je vis pour moi-même. Certes, j’ai un projet de vouer ma vie au service du Monde mais aujourd’hui, qu’est-ce que je fais ? Je vis pour moi. J’en profite un peu avant de me donner. Il y avait bien les livres lumineux de Peace Pilgrim, découverts en Belize. Peut-être un prétexte pour légitimer mon voyage... Ils ne sont jamais arrivés. Et puis il y avait le Darien. Et le Darien, c’est quoi ? C’est la panacée de l’aventure, un moyen de se faire valoir auprès des autres, d’obtenir un brin d’admiration, satisfaire mon ego et me gonfler d’orgueil. Putain d’orgueil ! Et putain d’orgueilleux ! J’avais rien à prouver pourtant. Enfin, faut croire que si ! Un luxe d’aventurier, un défi à la vie. Pauvre con !
En levant le camp au lever du soleil, au plein cœur de cette jungle sans pitié (mais au nom de quoi devrait-elle en avoir), j’étais prêt à jeter mes dernières forces dans cette « ultime » journée d’enfer. Je suis donc parti du bon pied, prêt à en finir pour de bon avec ce foutu Darien. Très tôt dans la matinée, j’ai atteint la pierre frontalière de Palo de las Lettras. Cristalès était à ma portée ; un finlandais croisé la veille me l’avait confirmé. Encore huit traversées de la rivière Tulé, une du Cacarica et c’est gagné. Après deux ou trois passages du Tulé qu’on suit dans le sens du courant, j’ai décidé de quitter le chemin et de descendre le Tulé dans son lit presque à sec. C’était plus long en distance mais infiniment plus facile de mouvoir cette charge qui torturait mon papillon, le forçant à une humilité peu spontanée. J’avais juste à compter les passages du chemin (balisé en Colombie car faisant partie d’un parc national). Manque d’attention, j’ai laissé passé le dernier. Ce n’était pas bien grave ; je pouvais reculer jusqu’à ce huitième gué. Mais j’ai quand même continué dans le lit du rio. En arrivant à l’embouchure du Cacarica (que le SAHB a pris pour le Pailon) j’ai aperçu un camp abandonné qui correspond exactement à la description faite dans le SAHB, juste à l’embouchure du Cacarica dans lequel se jette le Tulé. Le guide prétend qu’il s’agit du camp abandonné de Montadero qui effectivement est tout proche de Cristalès. Le guide dit aussi que le chemin est si mauvais qu’il vaut mieux longer la rivière quand elle est basse. Alors confiant, j’ai suivi le cours du Cacarica. Mais ça devenait de plus en plus difficile. On passe des endroits presque à sec puis après on a de l’eau jusqu’aux genoux puis aux cuisses puis c’est la vase jusqu’à un mètre, on s’enlise et la merde commence vraiment à être consistante. Ayant hissé tout mon stock pièce après pièce sur la berge, le tout était trempé et pesait bien le triple de son poids habituel. Me fiant au guide, pensant que le camp abandonné de Montadero était tout près de Cristalès, j’ai juste pris mes papiers, mon argent dans un sac hermétique (du moins je pensais qu’il l’était) puis j’ai mis tout ça dans mon petit sac à dos et suis parti à la nage pensant revenir le lendemain avec une pirogue pour récupérer le stock. L’après-midi était bien entamée mais j’avais encore quelques heures de soleil devant moi. Je suis donc parti avec pour seuls vêtements un slip et un short ayant ôté mes souliers qui m’auraient nui pour nager. Très vite, je me suis aperçu de mon erreur. La rivière est souvent assez profonde mais il est souvent plus facile de marcher à pied sur les bords ou même au milieu quand il y a peu de fond. J’ai aussi réalisé assez vite qu’une pirogue ne pourrait pas remonter la rivière trop sèche et encombrée de multiples troncs d’arbres accumulés. Mais j’étais parti. De toute façon, fallait arriver à Cristalès avant la nuit. Ensuite, on verrait… Puis le temps passait et je commençais à me découper les pieds puis les mains sur la roche, les épines et toutes autres sortes de végétation pas très tendres. Les rayons du soleil s’inclinaient davantage sur le Cacarica et je commençais à me sentir très mal. Et toujours pas de Cristalès !… Je flippais et la nuit tombait peu à peu. Je commençais à appeler, à crier mais mes cris restaient sans réponse. Seul, presque à poil dans la jungle, suivant le lit d’une rivière dont je commençais à douter que ce soit celle qui mène à Cristalès, j’étais mal, très mal. Mais qu’est-ce qui se passait donc ? Qu’est-ce que je foutais là ? J’étais mêlé entre la confiance et la crainte. Qui l’emporterait sur l’autre ? Mon angoisse semblait plus pesante dans la balance. Mais mes cris bien que remplis d’angoisse, n’étaient pas dénués d’espoir. Puis après avoir bien balisé et prié pour ne pas passer la nuit là, j’ai commencé à me calmer et essayé de comprendre la raison de ma présence dans ce qui m’apparaissait un enfer. C’est à ce moment que j’ai pris pleinement conscience que je faisais ce voyage et plus particulièrement la traversée du Darien, pour satisfaire mon ego. Pour la gloriole et me gonfler d’orgueil. J’étais lamentable, plein de honte, tout petit : ma véritable dimension ! Moi qui prône l’humilité, je constatais un peu plus le monstre d’orgueil que je suis. Ok, c’est clair, je me suis planté : je paie et je redresse le tir. Ma place n’est pas là et je dois aider le monde et ce, dès maintenant. Mais je trouvais ça cher payé. Pourtant, ce n’était que le début de la note.
Je voulais continuer à marcher de nuit mais je risquais de louper Cristalès dans la pénombre. Et puis quand l’eau m’arrivait aux hanches, j’avais trop froid. Alors il a fallu me résoudre à passer la nuit là. Au milieu de la rivière, il y avait un banc de pierres et de sable à peu près plat. J’ai amassé quelques feuilles mortes dont je me suis fait un matelas. Puis j’ai coupé quelques branches feuillues pour me couvrir et me protéger un peu du froid. Et la longue nuit a commencé. La lune était presque pleine et elle mettait un temps fou à se déplacer sur son axe céleste. Le froid et les moustiques se relayaient pour m’empêcher de trouver la paix du sommeil. J’ai pourtant réussi à dormir un peu, par à-coups. La lune a daigné tailler la route jusqu’à l’autre bout du ciel, puis disparaître enfin faisant place à une clarté rassurante. Aux premières lueurs, je ne dormais pas mais je voulais attendre que le soleil cogne un peu pour me remettre en chemin dans les eaux froides du petit matin. Mais les grosses mouches qui piquent m’ont fait lever le camp rapidos et j’ai continué à me déchirer les pieds et les mains sur le roc et le bois. Les chutes ponctuaient mes efforts et je poussais des hurlements à chaque nouvelle blessure. Et le temps passait. Et toujours pas de Cristalès. Soit, je l’avais déjà dépassé et dans ce cas, je rencontrerais des bateaux qui vont et viennent de Bijao, soit j’allais arriver à un moment ou un autre à Cristalès. Mais Montadero n’était pas censé être si loin. Logiquement, je ne pouvais pas me tromper mais je venais à douter. Pour seules réponses à mes cris, mes appels au secours, j’avais les cris moqueurs des singes et des oiseaux. Eux étaient chez eux, moi pas. J’avais pris la veille la décision de rentrer en France pour faire ce que je crois devoir faire : travailler pour le développement international. Alors, je commençais à penser au retour. Certes, j’aurais adoré continuer mon voyage jusqu’en Argentine mais il était bien clair que je devais rentrer à Paris et cesser de vivre pour ma petite gueule d’égocentrique. Alors les images de ma mère, de mon père, de mon frère, de Mehdi, Coco, Ali… me venaient à l’esprit et pour la première fois de ma vie j’ai rêvé de mon petit coin de banlieue. Mais je n’étais pas chez nous et les singes ironisaient dans mon univers parano. Mes pieds me faisaient mal mais c’était le matin et j’avais encore de longues heures de clarté solaire ; ce n’était pas si mal.
C’était assez effrayant de nager ou marcher dans cette eau inconnue. Il m’est arrivé de la voir bouger et d’imaginer la cause inquiétante de ces remous. Finir par identifier vaguement une loutre (en fait, probablement un agouti) venant à moi, n’était rassurant que quelques instants. Je dois à mon insouciance et mon incompétence de n’avoir appris que plus tard que j’eus pu « rencontrer » une faune moins joviale, tels des crocodiles, des jaguars, des tarentules…
Tôt dans la matinée, j’ai repris espoir en découvrant un sentier partant de chaque rive du rio. Sur la rive gauche, un panneau de bois indiquait je ne sais plus quoi à 30m. De fait, à une trentaine de mètres de la rivière se trouvait sur ce sentier un camp abandonné avec les traces d’un feu tout à fait froid. Mon feu s’est alors refroidi. Mon espoir s’est à nouveau dilué dans cette déception. Et j’ai remis à l’eau ma carcasse dans le lit de celle que j’aurais tant aimé nommer avec certitude Cacarica. Mais ma cacaricasse n’en pouvait plus d’avancer. Et cette même cacaricasse n’en pouvait plus de ne pas avancer. Elle n’en pouvait plus et en pouvait encore. Elle n’en pouvait plus d’osciller aussi brutalement entre l’espoir et la peur, entre la vie et la mort. Et j’ai crié, crié, la vie, pour qu’elle revienne. Et j’ai pleuré, pleuré, c’est trop lourd ce que je traîne.
Si j’arrive aujourd’hui à cacaricaturer Hervé Vilain avec un peu d’humour, c’est qu’un peu plus tard dans la matinée, un de mes cris obtint une réponse : une voix d’homme. Une pirogue avec un homme et une femme qui pêchaient. Je montai à bord et à peine cinq minutes plus tard, j’étais à Cristalès. Mais je ne recouvris pas mon humour bien longtemps.
Cristalès, c’est deux ou trois cases, quelques bananiers et une demi-douzaine de personnes en charge de ce que j’ai du mal à nommer un parc naturel. Comme je le craignais, c’était impossible de remonter en pirogue le Cacarica jusqu’à l’embouchure du Tulé. Alors il faut reprendre le chemin et aller jusqu’au premier passage du Tulé et redescendre le rio jusqu’au Cacarica. Trois bonnes heures de marche aller, bien plus pour le retour ! L’accueil fut très froid et on ne voulait pas m’aider. On ne voulait pas venir avec moi ni le jour même ni le lendemain. J’ai fait sécher mes papiers et mon argent qu’ils se sont empressés de compter pour savoir combien ils pourraient tirer de moi. Puis j’ai réussi à obtenir une paire de chaussures sorties tout droit de la poubelle et dans un état bien plus lamentable que les miennes. J’ai eu aussi une paire de chaussettes et deux bouts de lacets. On m’a vendu un repas que j’ai englouti aussi sec et je suis reparti par le chemin pour rejoindre ma tortue aux ailes brisées.
Par le sentier, il faut environ une demi-heure pour rejoindre le véritable camp abandonné de Montadero. Celui-là même qui avait refroidi mon feu ce matin même. C’est là que j’ai réalisé que le stress, la peur et la douleur m’avaient empêché de penser plus intelligemment, quand j’ai vu inscrit 30m sur le panneau au bord de la rivière. J’ai interprété 30 metros au lieu de 30 minutas. Cette erreur de communication ne m’avait même pas incité à explorer la poursuite du sentier. Peur et discernement ne font décidément pas bon ménage. J’ai traversé la rivière et poursuivi le sentier jusqu’au fameux 8ème gué du Tulé. De là, j’ai redescendu le rio jusqu’à l’embouchure du Cacarica. J’y ai retrouvé aisément mon papillon-tortue écartelé, pitoyable. J’ai ramené le tout sous une pluie battante jusqu’au camp abandonné que j’avais cru être le Montadero. J’y ai monté la tente. La pluie a cessé et j’ai commencé à faire sécher la totalité de mon stock avant que la nuit tombe. J’ai même taillé un bout de chemin à la machette pour gagner un peu de temps le lendemain matin. J’avais pris le risque de tout laisser dehors pour la nuit. Je pensais qu’avec un peu de chance, le tout aurait perdu la plupart de son eau. Il me semble important de préciser que depuis plus d’un an, j’avais organisé la totalité de mon voyage de sorte que je sois dans le Darien en plein cœur de la saison sèche. Parfait timing, pensais-je donc. Mais pendant la nuit, le déluge est tombé. Une violente pluie tropicale ravagea tout jusqu’à la tente qui s’est écroulée sur moi. J’étais transi de peur. Je n’ai pas osé sortir de la tente, blotti dans le double-toit en nylon qui me tenait étrangement chaud. J’étais tétanisé, en pleurs. Je me suis pissé dessus et suis resté immobile jusqu’aux lueurs du matin. Devant le désastre, j’avais déjà accepté mon sort. Incapable de ramener le tout, j’étais prêt à laisser mes biens matériels à la jungle ou aux opportunistes de Cristalès. J’ai pris la guitare, les papiers, ce journal et deux pellicules photo exposées et suis parti en abandonnant mon papillon tellement tortueux et lourd de larmes tropicales. En fin de matinée, j’étais de nouveau à Cristalès. J’ai raconté mon histoire et les gars du camp qui avaient bien compté mes devises m’ont dit qu’ils iraient chercher mon matériel pour ce qui me restait d’argent. J’ai dit ok. Ils voulaient que j’aille avec eux mais j’étais crevé et mes pieds me faisaient terriblement mal bien que j’aie retrouvé le « luxe » de mes propres chaussures. C’était pourtant si simple de se rendre où se trouvait le vélo et le stock. Un enfant l’aurait compris. Je leur ai fait un plan d’une grande simplicité mais ils voulaient quand même que je vienne. Je me voyais mal faire le trajet une quatrième et une cinquième fois mais j’ai dit ok. Puis les deux gars ont pensé finalement que je serais un poids en marchant lentement. Alors ils sont partis seuls. Ils ont pris le bateau jusqu’au véritable camp abandonné de Montadero économisant une demi-heure de marche. Quant à moi, j’ai ôté mes souliers et fait sécher mes plaies purulentes. Les gars sont revenus très tôt ; ce n’était pas bon signe. Ils prétendent être allés jusqu’au dernier passage du Tulé et ne se sont même pas mouillé les pieds jusqu’à l’embouchure du Cacarica, ces salauds-là. J’étais en pétard et eux riaient et se foutaient de ma gueule. Et ils m’engueulaient en disant que tout était de ma faute. J’étais prêt à éclater mais plutôt que de diriger ma colère contre eux, j’ai repris mes chaussures et suis reparti en courant jusqu’à mon triste campement, plein d’une énergie totalement insoupçonnée. Je me sentais étrangement surpuissant. J’ai pensé que cette énergie était d’une noble source. Mais c’était une fois de plus pour ma petite gueule, pour sauver mon matos que j’agissais. Maudit orgueilleux ! La pluie diluvienne s’est remise à battre. Arrivé au camp, j’ai regroupé mes affaires et remonté une partie du matériel jusqu’au 8ème gué du Tulé. Tout mouillé, le tout devait dépasser les 100 kilos. Il avait donc fallu morceler la tâche et faire plusieurs voyages. A la nuit tombée, j’avais mon stock à trois endroits différents. Là où je décidai de m’arrêter, j’avais la tente avec moi et c’était bien assez. D’ailleurs, je me suis contenté de prendre le double toit pour une simple couverture sans monter le moindre arceau. C’est dans cet amas de nylon que j’ai découvert le cadavre de l’énorme araignée que j’avais renoncé à tuer quelques nuits auparavant. Elle s’est montrée moins robuste que moi.
Au lever du soleil, j’ai rassemblé le tout. Au bout de quelques heures, j’avais le vélo et son chargement sur le sentier de Cristalès. Mais cette fois, je n’avais plus rien dans les bras. J’étais physiquement incapable de monter ces côtes de boue si pentues. Alors une fois de plus, lamentable et honteux, j’ai ravalé mon orgueil de merde et j’ai repris la route sans mon compagnon de voyage. Les pluies avaient bien endommagé le chemin et des arbres étaient tombés comme il en tombe tant dans la jungle si humide. Manquant de repère, je me suis perdu plusieurs fois retournant toujours à mon unique point de repère sonore : le rio Tulé. Puis à force, j’ai fini par retrouver une fois de plus Cristalès et les gars qui m’ont pris à juste titre pour un con. Là, je leur ai demandé d’imaginer ce qui peut se passer dans la tête d’un homme qui chemine depuis dix jours dans la jungle une douzaine d’heures par jour à tirer une bicyclette chargée, quasiment sans manger. Là, ça les a fait moins rire et on a pris le bateau jusqu’au Montadero.

A trois, on a ramené le monstre à Cristalès.
Au bout de ce trajet accompli sept fois, je trouvai enfin le repos. Depuis longtemps déjà, mon linge sentait le fauve putride. J’ai tout lavé dans la rivière. J’ai donné tout mon argent aux deux gars sans savoir comment je m’y prendrais pour traverser les marécages et la mangrove qui me séparaient de Turbo et sa terre ferme. Fort heureusement, le chef du campement était de retour. Quand je lui ai raconté mon histoire, cet homme qui a vraisemblablement un cœur à la place d’une pierre, a récupéré une partie de mon argent de sorte qu’ils ne soient rémunérés que pour l’essence que ça leur coûterait pour m’emmener à Travesia aujourd’hui. D’ici demain je serai à Turbo. De là, ce sera Bogota et l’avion pour Paris.

retour aux Récits de Voyages


haut de page