Il s’agit d’une autobiographie projective dans le sens
où je prends le parti de situer l’acte d’écriture
dans une étrange chronologie. Il date en effet du 6 juin 2063.
Eh bien, nous y voilà ! C’était une gageure que d’y être.
J’y suis. Face à moi-même, une fois de plus. Seulement dix
bougies sur le kiwi mais de la bouteille dans la bouteille ! Pauvre kiwi ;
je l’ai troué de part en part. Mais j’ai peu à peu
perdu cet excessif goût du sucre. Alors, pas de gâteau d’anniversaire
! Pas de crème chantilly, juste un kiwi naturellement sucré,
amoureusement martyrisé par un vieux picador qui ne sucre pourtant pas
encore les fraises. J’adore les kiwis. Seulement dix bougies sur le kiwi
mais de la bouteille dans la bouteille ! J’ai dix ans. Je sais que c’est
pas vrai mais j’ai dix ans... Qui se souvient aujourd’hui des paroles
de cette chanson de mon enfance. J’avoisinais les dix ans quand Souchon
a sorti cette chanson du haut de sa trentaine adulescente. C’est pourtant
vrai que j’ai dix ans. Dix ans de plus qu’il y a dix ans. Il y
a dix ans, j’avais déjà poinçonné dix fois
mon kiwi. Dix petits trous, dix petits trous, encore dix petits trous. Paraît
qu'il n’y a pas de sots métiers, moi je fais des trous dans des
kiwis. Et je remettrai ça dans dix ans. A moins que… Dieu sait
ce que la vie nous réserve. Et encore, le sait-il Lui-même ? J’en
doute, en fait. Et ce doute est devenu de plus en plus délicieux. Peut-être
nous a-t-Il donné ce libre arbitre pour que nous découvrions à travers
la liberté et l’arbitrage des hommes, la liberté et l’arbitrage
divins. Si nous sommes invités à arbitrer librement le match
de nos vies, il paraît juste que nul n’ait encore décidé du
score. Alors, je joue et j’arbitre. Dans ma vie, en étant juge
et parti, ma liberté s’étend jusqu’à définir
les règles de mon jeu. A chaque instant de ma vie, je suis libre de
définir de nouvelles règles si je juge que celles en vigueur
ne me conviennent plus. Démiurge ? Non, quelle prétention ! En
toute simplicité, je suis Dieu, le dieu de ma vie. Créateur de
mon ciel et de mon univers. Chaque jour, j’ai le pouvoir de créer
ma vie. Et depuis quelques décennies, je ne m’en prive plus. Que
vais-je donc faire de mes dix ans à venir ?
Que vais-je faire de ce qu’on a fait de moi ? interrogeait génialement
Sartre. Cette salutaire question m’a accompagné une grande
partie de ma vie. Aujourd’hui, je me demande ce que vais-je faire
de mes dix ans à venir ? Qui serai-je dans dix ans ? J’ai
pris l’habitude de me poser ces questions depuis longtemps, maintenant.
Cette habitude, bien que vieille, ne s’appuie pas sur un cumul d’expériences
important. Une demi-douzaine de kiwis, rien de plus. A peine plus d’un
demi-siècle et seulement six cérémonies probablement
aussi païennes que divines. Six messes à la bonne franquette.
Six expériences suffisent-elles à constituer une habitude
? Peu m’importe. Malgré les progrès de la Science,
je n’ai a priori plus guère de décennies à vivre
et je n’ai jamais eu une grande sympathie pour les habitudes, même
si je veux bien reconnaître qu’il y en a parfois de bonnes.
Au cours de ma vie, j’ai eu moult occasions d’en prendre quelques
bonnes et beaucoup de moins bonnes.
Eh bien, nous y voilà ! C’était une gageure que d’y être.
J’y suis. Face à moi-même, une fois de plus. Seulement
dix bougies sur le kiwi mais de la bouteille dans la bouteille ! Dix fois
dix bougies. Aujourd’hui, j’ai 100 ans.
Très précisément, je n’ai commencé à mettre
dix bougies sur un kiwi qu’à la mi-temps de mon match de
fou. Pas de bière, pas de hot-dog, pas de slogan ultra pour encourager
mon équipe. A 50 ans, mon stade était déjà une
arène plutôt paisible. Pas encore une paix méditative,
puis contemplative. Non, ma paix s’est longtemps incarnée
dans l’action sereine. Mais mes forces physiques ont bien décliné depuis
ces vingt dernières années. Ce corps que j’ai tant
maltraité dans ma jeunesse, j’ai appris lentement à l’aimer
et à le choyer. Il a hélas fallu qu’il réclame
sa dose de soin et de tendresse. Et j’ai mis du temps à entendre
sa voix. Je le paie encore aujourd’hui. Mais non, rien de rien,
non je ne regrette rien. Tout petit, ma tête de piaf a baigné dans
la chanson. Pas un samedi soir sans Maritie et Gilbert Carpentier. De
la variété en intraveineuse. On n’ironisait pas sur
la variétoche en ce temps-là. Rien des décors et
des costumes n’était encore kitch dans les années
70. En ai-je la nostalgie ? Attends… Non, je ne crois pas. Maritie
et Gilbert Carpentier sont heureux de vous présenter, attention
l'émission va commencer. Je crois bien que c’est aux alentours
de la sortie de cette chanson de Benabar que j’ai initié mon
premier véritable rituel projectif. En 2006, malgré le succès
croissant de ce jeune artiste, on était loin de penser qu’il
deviendrait ce qu’il est devenu. J’en discutais avec lui lors
de la cérémonie de la 70ème édition des Victoires
de la Musique. 2006 est une année charnière dans ma propre
vie. C’est en février de cette année que je me suis
clairement adressé cette question : Qui serai-je à 50 ans
? Par extension, amusement et goût de la provoc’, j’ai
poussé la question un peu plus loin. Qui serai-je à 100
ans ? Dans ma projection, je n’étais pas à un demi-siècle
près. Rien d’engageant jusque là. Sauf que…
Je me souviens assez bien avoir rapidement transformé cette deuxième
question en une troisième plus dynamique et créatrice :
Qu’est-ce que j’ai envie de devenir d’ici là ?
J’avais 42 ans, 8 mois, 10 jours et quelques heures au compteur
quand je me suis mis devant mon ordinateur et que j’ai accouché de
cette grave question. Qu’allais-je donc faire de ces 57 ans, 3 mois,
17 jours et quelques heures qui me séparait d’aujourd’hui
?
Ça faisait déjà quelques mois que me taraudait une vague
urgence de ce genre de questionnement. Je sentais bien que malgré une
vie apparemment bien remplie, je plafonnais. Baisse d’énergie,
manque d’audace, peu de courage…
Quelques semaines avant ce
fameux Jeudi 16 février, Bruno Luirard
m’avait lancé à la figure : « Ton aventurier
est à la cave ». Cette phrase prononcée presque innocemment
par mon ami, a résonné en moi comme un gong. Un gong diesel
dont l’onde de choc m’a peu à peu pénétré de
toutes parts. Une des conséquences de cette résonance fut
de me replonger dans un passé autant refoulé que chargé d’émotions.
Fin 2005, j’ai donc décidé d’exhumer ce passé,
de le regarder en face. Ma première initiative pour libérer
mon aventurier de sa cave fut de retranscrire informatiquement une partie
de mon ultime récit de voyage de jeunesse. Il remontait à dix-sept
ans en arrière. Dix-sept années au cours desquelles je n’avais
que très exceptionnellement partagé mon passé de
globe-trotter. Pourquoi cacher – ou pour le moins, ne pas témoigner
de – ces quatre belles années d’itinerrance ? Quand
je pense aujourd’hui à ce que ce beau et vieil arbre serait
sans la fougueuse croissance de cette jeune pousse, je frémis.
Le peu qu’il me reste d’écorce ou de pilosité se
dresse sur ma vieille peau quand il m’arrive dans le secret de mon âme,
de rendre hommage à l’impétueux gamin que j’étais.
Alors, avec toute la force du siècle qui m’habite, je l’entoure
de toute ma tendresse et tout mon amour. Je t’aime, petit. Si tu
savais comme nous sommes grands, tout petits. Tu l’étais
déjà. A 42 ans, j’ai dû me sentir bien petit
pour juger si mal le plus jeune homme qui s’était abîmé dans
le labyrinthe du monde.
Il faut dire, dire et redire qu’à 20 ans, à 40 ans, à 60
ans, je ne m’aimais pas comme je m’aime aujourd’hui.
Il faut dire, dire et redire que ce fut un long, terrible et passionnant
voyage intérieur que d’apprendre à m’accueillir, à m’accepter
tel que je suis, tel que j’étais surtout. Pourtant à bien
y réfléchir, je n’étais pas si différent
de ce que je suis devenu. Une différence majeure concerne le regard
que je porte sur moi-même et sur le monde. Cent ans pour apprendre à regarder
différemment !
Que vais-je faire des cent autres années à venir ? Ça
fait beaucoup cent de plus pour un vieux corps fatigué. A 42 ans,
j’aurais trouvé présomptueux déjà d’imaginer
qu’à 100 ans je me demande devant un kiwi dix fois toréé,
ce que je vais faire des dix années à venir. Mais c’est
pourtant bel et bien ce que je m’apprête à faire aujourd’hui
mercredi 6 juin 2063.… /…