Périodes

 

Nos vies ne sont pas faites que de portions aux cloisons étanches. Aucune des périodes qui composent notre parcours de vie, aucune n’a véritablement de début formel ni de fin objective. Certes, il y a des moments charnières, de grands rendez-vous, des carrefours, des hésitations à la croisée des chemins... Mais même pour une porte qui s’ouvre, combien de temps s’est véritablement écoulé entre le moment où elle s’est entrouverte et le moment où on en pénètre effectivement le seuil ? Je devine un continuum temporel d’une insondable complexité.
A mon sens, même les naissances et les morts ne sont pas des instantanés mais les parties d’un tout subtil qui nous dépasse. Je pense qu’il y a une omniprésente rémanence du passé dans le présent. Je veux bien même pousser mon délire en supposant que mon futur chatouille, aguiche mon présent.

Pour autant, des bouts de vie semblent avoir une relative homogénéité. Bien que ces bouts-là s’entremêlent avec d’autres, il se dégage de l’ensemble, des périodes, des étapes.

A travers cette arbitraire compartimentation temporelle, voici d’autres bouts de moi…

La plupart des récits autobiographiques qui suivent sont issus d’un écrit inachevé intitulé :
« Quand j’étais vieux,
ou l’inconcordance
des temps »

 

Il s’agit d’une autobiographie projective dans le sens où je prends le parti de situer l’acte d’écriture dans une étrange chronologie. Il date en effet du 6 juin 2063.

Eh bien, nous y voilà ! C’était une gageure que d’y être. J’y suis. Face à moi-même, une fois de plus. Seulement dix bougies sur le kiwi mais de la bouteille dans la bouteille ! Pauvre kiwi ; je l’ai troué de part en part. Mais j’ai peu à peu perdu cet excessif goût du sucre. Alors, pas de gâteau d’anniversaire ! Pas de crème chantilly, juste un kiwi naturellement sucré, amoureusement martyrisé par un vieux picador qui ne sucre pourtant pas encore les fraises. J’adore les kiwis. Seulement dix bougies sur le kiwi mais de la bouteille dans la bouteille ! J’ai dix ans. Je sais que c’est pas vrai mais j’ai dix ans... Qui se souvient aujourd’hui des paroles de cette chanson de mon enfance. J’avoisinais les dix ans quand Souchon a sorti cette chanson du haut de sa trentaine adulescente. C’est pourtant vrai que j’ai dix ans. Dix ans de plus qu’il y a dix ans. Il y a dix ans, j’avais déjà poinçonné dix fois mon kiwi. Dix petits trous, dix petits trous, encore dix petits trous. Paraît qu'il n’y a pas de sots métiers, moi je fais des trous dans des kiwis. Et je remettrai ça dans dix ans. A moins que… Dieu sait ce que la vie nous réserve. Et encore, le sait-il Lui-même ? J’en doute, en fait. Et ce doute est devenu de plus en plus délicieux. Peut-être nous a-t-Il donné ce libre arbitre pour que nous découvrions à travers la liberté et l’arbitrage des hommes, la liberté et l’arbitrage divins. Si nous sommes invités à arbitrer librement le match de nos vies, il paraît juste que nul n’ait encore décidé du score. Alors, je joue et j’arbitre. Dans ma vie, en étant juge et parti, ma liberté s’étend jusqu’à définir les règles de mon jeu. A chaque instant de ma vie, je suis libre de définir de nouvelles règles si je juge que celles en vigueur ne me conviennent plus. Démiurge ? Non, quelle prétention ! En toute simplicité, je suis Dieu, le dieu de ma vie. Créateur de mon ciel et de mon univers. Chaque jour, j’ai le pouvoir de créer ma vie. Et depuis quelques décennies, je ne m’en prive plus. Que vais-je donc faire de mes dix ans à venir ?

Que vais-je faire de ce qu’on a fait de moi ? interrogeait génialement Sartre. Cette salutaire question m’a accompagné une grande partie de ma vie. Aujourd’hui, je me demande ce que vais-je faire de mes dix ans à venir ? Qui serai-je dans dix ans ? J’ai pris l’habitude de me poser ces questions depuis longtemps, maintenant. Cette habitude, bien que vieille, ne s’appuie pas sur un cumul d’expériences important. Une demi-douzaine de kiwis, rien de plus. A peine plus d’un demi-siècle et seulement six cérémonies probablement aussi païennes que divines. Six messes à la bonne franquette. Six expériences suffisent-elles à constituer une habitude ? Peu m’importe. Malgré les progrès de la Science, je n’ai a priori plus guère de décennies à vivre et je n’ai jamais eu une grande sympathie pour les habitudes, même si je veux bien reconnaître qu’il y en a parfois de bonnes. Au cours de ma vie, j’ai eu moult occasions d’en prendre quelques bonnes et beaucoup de moins bonnes.

Eh bien, nous y voilà ! C’était une gageure que d’y être. J’y suis. Face à moi-même, une fois de plus. Seulement dix bougies sur le kiwi mais de la bouteille dans la bouteille ! Dix fois dix bougies. Aujourd’hui, j’ai 100 ans.

Très précisément, je n’ai commencé à mettre dix bougies sur un kiwi qu’à la mi-temps de mon match de fou. Pas de bière, pas de hot-dog, pas de slogan ultra pour encourager mon équipe. A 50 ans, mon stade était déjà une arène plutôt paisible. Pas encore une paix méditative, puis contemplative. Non, ma paix s’est longtemps incarnée dans l’action sereine. Mais mes forces physiques ont bien décliné depuis ces vingt dernières années. Ce corps que j’ai tant maltraité dans ma jeunesse, j’ai appris lentement à l’aimer et à le choyer. Il a hélas fallu qu’il réclame sa dose de soin et de tendresse. Et j’ai mis du temps à entendre sa voix. Je le paie encore aujourd’hui. Mais non, rien de rien, non je ne regrette rien. Tout petit, ma tête de piaf a baigné dans la chanson. Pas un samedi soir sans Maritie et Gilbert Carpentier. De la variété en intraveineuse. On n’ironisait pas sur la variétoche en ce temps-là. Rien des décors et des costumes n’était encore kitch dans les années 70. En ai-je la nostalgie ? Attends… Non, je ne crois pas. Maritie et Gilbert Carpentier sont heureux de vous présenter, attention l'émission va commencer. Je crois bien que c’est aux alentours de la sortie de cette chanson de Benabar que j’ai initié mon premier véritable rituel projectif. En 2006, malgré le succès croissant de ce jeune artiste, on était loin de penser qu’il deviendrait ce qu’il est devenu. J’en discutais avec lui lors de la cérémonie de la 70ème édition des Victoires de la Musique. 2006 est une année charnière dans ma propre vie. C’est en février de cette année que je me suis clairement adressé cette question : Qui serai-je à 50 ans ? Par extension, amusement et goût de la provoc’, j’ai poussé la question un peu plus loin. Qui serai-je à 100 ans ? Dans ma projection, je n’étais pas à un demi-siècle près. Rien d’engageant jusque là. Sauf que…

Je me souviens assez bien avoir rapidement transformé cette deuxième question en une troisième plus dynamique et créatrice : Qu’est-ce que j’ai envie de devenir d’ici là ? J’avais 42 ans, 8 mois, 10 jours et quelques heures au compteur quand je me suis mis devant mon ordinateur et que j’ai accouché de cette grave question. Qu’allais-je donc faire de ces 57 ans, 3 mois, 17 jours et quelques heures qui me séparait d’aujourd’hui ?
Ça faisait déjà quelques mois que me taraudait une vague urgence de ce genre de questionnement. Je sentais bien que malgré une vie apparemment bien remplie, je plafonnais. Baisse d’énergie, manque d’audace, peu de courage…

Quelques semaines avant ce fameux Jeudi 16 février, Bruno Luirard m’avait lancé à la figure : « Ton aventurier est à la cave ». Cette phrase prononcée presque innocemment par mon ami, a résonné en moi comme un gong. Un gong diesel dont l’onde de choc m’a peu à peu pénétré de toutes parts. Une des conséquences de cette résonance fut de me replonger dans un passé autant refoulé que chargé d’émotions. Fin 2005, j’ai donc décidé d’exhumer ce passé, de le regarder en face. Ma première initiative pour libérer mon aventurier de sa cave fut de retranscrire informatiquement une partie de mon ultime récit de voyage de jeunesse. Il remontait à dix-sept ans en arrière. Dix-sept années au cours desquelles je n’avais que très exceptionnellement partagé mon passé de globe-trotter. Pourquoi cacher – ou pour le moins, ne pas témoigner de – ces quatre belles années d’itinerrance ? Quand je pense aujourd’hui à ce que ce beau et vieil arbre serait sans la fougueuse croissance de cette jeune pousse, je frémis. Le peu qu’il me reste d’écorce ou de pilosité se dresse sur ma vieille peau quand il m’arrive dans le secret de mon âme, de rendre hommage à l’impétueux gamin que j’étais. Alors, avec toute la force du siècle qui m’habite, je l’entoure de toute ma tendresse et tout mon amour. Je t’aime, petit. Si tu savais comme nous sommes grands, tout petits. Tu l’étais déjà. A 42 ans, j’ai dû me sentir bien petit pour juger si mal le plus jeune homme qui s’était abîmé dans le labyrinthe du monde.

Il faut dire, dire et redire qu’à 20 ans, à 40 ans, à 60 ans, je ne m’aimais pas comme je m’aime aujourd’hui. Il faut dire, dire et redire que ce fut un long, terrible et passionnant voyage intérieur que d’apprendre à m’accueillir, à m’accepter tel que je suis, tel que j’étais surtout. Pourtant à bien y réfléchir, je n’étais pas si différent de ce que je suis devenu. Une différence majeure concerne le regard que je porte sur moi-même et sur le monde. Cent ans pour apprendre à regarder différemment !

Que vais-je faire des cent autres années à venir ? Ça fait beaucoup cent de plus pour un vieux corps fatigué. A 42 ans, j’aurais trouvé présomptueux déjà d’imaginer qu’à 100 ans je me demande devant un kiwi dix fois toréé, ce que je vais faire des dix années à venir. Mais c’est pourtant bel et bien ce que je m’apprête à faire aujourd’hui mercredi 6 juin 2063.… /…

 

 

[Haut de page]